Déambulations fantasques
Joie pure du
dessin qui, d’un trait, fait surgir un monde au bout des doigts.
Dominique Lucci s’adonne à ce malin plaisir depuis fort longtemps,
et avec quel ravissement ! S’il puise sa matière dans le réel
qui l’entoure et l’intrigue — dans la panoplie des objets
usuels, dans les décors périurbains ou dans la nature persistante
qui cherche à regagner sur le territoire que ceux-ci ont rogné —
c’est pour aussitôt en contaminer la restitution par ses propres
fantasmagories, les débordements d’une rêverie fantasque et
têtue.
Assez vite, le
sentiment de se trouver un peu trop contenu dans le cadre de la page
— encore qu’il ne boude pas son plaisir devant la feuille — l’a
poussé à s’aventurer vers d’autres supports avec leurs
contraintes propres. Des fonds d’assiettes, par exemple, ou bien de
longues bandes de papier thermique sur lesquelles, jouant volontiers
avec le feu, il trace ses figures à l’aide d’un bâtonnet
d’encens, la pointe incandescente l’obligeant alors à une
rapidité d’exécution pour inscrire sans dégâts les linéaments
de sa cicatrice noire. Mais ce qu’aime avant tout Dominique Lucci,
c’est travailler in
situ, dans, sur
et avec le lieu où il est invité à exposer. Il investit alors
directement l’espace des murs avec ses feutres de couleur,
s’offrant ainsi de vastes possibilités de développements
graphiques et narratifs et la permission de jouer avec un ensemble de
servitudes : les angles, les reliefs, les changements de plans.
L’intérieur
du lieu est en quelque sorte, par une série de clins d’œil et
d’indices, replacé dans son contexte, son environnement — à
moins que ce ne soit l’inverse. Dominique Lucci commence en effet
par se promener dans les abords, son carnet à la main, pour y glaner
tout un matériau graphique : esquisses de façades d’immeubles
et autres constructions, relevé de signalétiques, logos et
emblèmes, inventaire de plantes rencontrées en chemin, croquis
d’insignifiants détails prélevés au hasard — caillou, coquille
d’escargot, capsules de bouteille... Epurés, délinéés, ces
rappels du dehors seront transposés dans les compositions
entreprises dans l’espace intérieur pour y former des cadres de
décor ou des motifs ornementaux.
Sur les murs
du lieu d’exposition, dans la succession de ses interventions,
semblant hésiter entre la fresque discontinue et les scènes d’une
tapisserie erratique, Dominique Lucci mime une déambulation, le
cheminement vagabond qu’il a effectué dans les parages. Le tracé
le long des parois d’un bout de ficelle débobiné ou des
ondulations d’un cortège d’objets suggère un parcours tout en
sinuosités que l’artiste nous invite à suivre, pour y contempler
les scènes qu’il a disposées, les motifs graphiques qu’il a
semés à la manière de petits cailloux blancs.
Visiter une
exposition de Dominique Lucci c’est donc se laisser porter pas son
regard au gré d’une déambulation pleine de fantaisie, circuler
dans une suite d’espaces où l’artiste a laissé libre cours à
sa rêverie éveillée. Un univers singulier attend le visiteur, où
tout le matériau récolté au-dehors se trouve métamorphosé ou
intégré dans les décors d’étranges scènes fantasmatiques.
Foisonnant, nourri de la contemplation de gravures des maîtres
anciens, de collages surréalistes et de bandes dessinées, le monde
intérieur de Dominique Lucci
se déploie à
loisir sur ces vastes surfaces.
Dans cet
univers, il est beaucoup question de métamorphose, de zoomorphisme,
d’hybridation et d’inversion du sens commun. Des tronçons de
corps, des organes humains — mains, pieds, bouches, œil… — y
sont devenus de flasques oripeaux stockés en vrac, accessoires
d’un dépeçage
en règle, tandis que d’autres se trouvent greffés à des animaux
— des mains surtout, métaphores de celle qui, libre jusqu’à
l’insolence, trace les méandres du dessin. Ailleurs, dans d’autres
scènes, un homme est prisonnier dans le corps d’un chien comme
dans une nouvelle kafkaïenne de Buzzati, un agneau s’applique à
scier un corps humain sur son bois de supplice, des lapins aux dents
longues poursuivent un chien de chasse pour le dévorer, un autre
encore, son baluchon à l’épaule, semble un voyageur débarquant
du Pays des merveilles. Si les animaux de Dominique Lucci sont
joyeusement féroces, leur cruauté est tempérée par une bonne
proportion de loufoquerie bouffonne. Ce qui, en définitive, ne les
rend que plus inquiétants.
Jean-Pierre
Chambon
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octobre 30, 2013
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